Cette série de cinq nouvelles met en scène Pervenche, Odile et Célestine à bord du Pic Express, en route pour une semaine à la montagne. Dans ce troisième épisode, le train est immobilisé au bord d’un lac gelé et Odile revient sur une étrange disparition qui, sous ses airs de simple fait divers, s’est révélée bien plus subtile et retorse qu’il n’y paraissait. Tout commence dans un hameau alpin figé par l’hiver, où une femme âgée et atteinte de démence s’évapore sans laisser de trace. Autour d’elle, un mari autoritaire aux allures irréprochables, un médecin à l’écoute, et une poignée de voisins dont les silences en disent parfois plus que leurs mots. Entre neige, secrets enfouis et soupçons mal orientés, Odile démêle les fils de cette affaire où rien n’est vraiment ce qu’il semble être.
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Odile Bartabot est la protagoniste de la série Bartabot Investigations, disponible sur Amazon.fr.
La Disparue du Lac de Mirondel
Haletant comme une bête essoufflée, le Pic Express s’était arrêté au creux d’une vallée glacée. Odile mit un peu d’ordre dans ses mèches brunes, s’assura que Célestine dormait toujours profondément, puis enfila un pantalon en velours et un léger pull en laine. Elle s’apprêtait à aller retrouver sa grand-mère quand cette dernière s’engouffra dans la cabine, un plateau dans les mains, une Nadine hors d’haleine sur les talons.
— Mais Madame Bartabot, vous ne pouvez pas faire le service, c’est le travail du personnel de bord ! s’écria la cheffe de wagon.
Pervenche déposa son butin sur la table et fit face à la jeune femme.
— Nadine, vous savez bien que dans quelques minutes, tous les passagers seront réveillés et vous serez débordée de requêtes extravagantes. D’ailleurs, si j’étais vous, j’en profiterais pour boire une tasse de thé avec nous…
Un bruit de commotion et des éclats de voix retentirent. Nadine se tourna pour affronter les voyageurs bouffis de sommeil qui se déversaient dans le couloir étroit. Pervenche aperçut Jules Navet qui noua la ceinture d’une robe de chambre en soie rouge sur son ventre bedonnant avant de héler la jeune cheffe de wagon d’un ton impératif.
— Trop tard, Nadine, bon courage, dit Pervenche d’un air faussement compatissant en lui refermant la porte au nez.
— Célestine dort toujours ? demanda-t-elle à Odile
— Oui, à poings fermés. Il en faudrait plus pour la réveiller.
Pervenche versa l’eau bouillante sur les sachets de thé et un délicieux parfum de bergamote envahit la cabine. Odile saisit sa tasse et se pelotonna sur la banquette.
— Alors, on est en panne ? demanda-t-elle.
Pervenche prit le temps d’avaler une gorgée du liquide bien chaud.
— Non, le conducteur a fait un malaise.
— Quel genre de malaise ? demanda Odile, soudain alerte.
— Je ne sais pas exactement, mais il y a au moins trois docteurs à bord, donc ils devraient s’en sortir sans nous.
— Et on est où ?
— À cinq heures de la station du Pic d’Argent.
Odile posa sa tasse et ouvrit les rideaux. Le train était arrêté au creux d’une vallée figée dans la glace. Un flanc de falaise rocheux saupoudré de neige s’élevait sur la droite, et à gauche, les ténèbres à perte de vue. Odile attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité.
— On est au bord d’un lac, déclara-t-elle enfin.
Odile balaya du regard l’espace morne et désert. Au loin, sous le ciel étoilé, un ruban rose annonçait l’aurore. Cette nature sauvage lui rappelait un paysage similaire, sauf que le lac qu’elle avait parcouru des heures durant en hors-bord au cœur d’un hiver glacial était entouré d’une trentaine d’habitations.
— Je connais ce regard pensif, dit simplement Pervenche. Ça te rappelle une affaire ?
— Oui, dit Odile. Une de mes toutes premières enquêtes avec Lucien Reporc.
Le souvenir de l’inspecteur fit grimacer Pervenche. Des yeux perçants, un visage taillé dans la pierre, une carrure haute et maigre, et une intuition aussi légendaire que sa misogynie. Il avait remué ciel et terre quand le commissaire lui avait demandé de prendre Odile Bartabot sous son aile. Mais le commissaire devait une faveur à Pervenche Bartabot et cette dernière n’en avait pas démordu. Odile serait formée par Reporc, parce qu’en dépit de sa personnalité insupportable, c’était l’inspecteur le plus compétent que Pervenche ait jamais connu, et Odile en apprendrait plus avec lui en une semaine qu’avec aucun autre en un an. Et quant à sa hantise des femmes et sa ferme conviction qu’elles n’avaient pas leur place dans la police, autant qu’Odile s’y fasse rapidement. C’était un sentiment largement répandu au commissariat de Soleilcity à l’époque.
— Quel manque de bol, me retrouver sous la coupe de Reporc, commenta Odile. Alors que ça faisait des années qu’il avait arrêté de former des agents. Je me demande bien ce qui l’a fait changer d’avis, ajouta-t-elle pensivement.
— Va savoir, acquiesça Pervenche, impassible. Mais au moins, tu as travaillé sur de vraies enquêtes dès le début.
— Oui, avec son expérience, il pouvait souvent choisir ses affaires. Et quand on lui en filait une qui ne l’intéressait pas, je t’assure qu’il était franchement infect. Comme la fois où on a dû faire deux heures de voiture pour aller enquêter sur la disparition d’une vieille dame. Elle habitait dans un hameau au bord d’un lac un peu comme celui-là. Une trentaine de maisons, tous des retraités, les jeunes étaient partis vivre à Soleilcity ou à Tartanchon et la commune s’était endormie.
— Et une femme avait disparu ?
— Oui, la femme du maire. Le maire de Mirondel avait encore quelques relations bien placées, dont le commissaire Farko. Il a réussi à obtenir que Reporc vienne enquêter sur la disparition de sa femme.
— Et Reporc l’a retrouvée ?
— Non.
— Elle est morte ?
— On n’a jamais retrouvé son corps. On a enquêté trois jours, et puis Reporc a conclu qu’elle s’était sûrement noyée dans le lac un soir de tempête.
— Pourquoi est-ce qu’elle serait sortie un soir de tempête ? demanda Pervenche, intriguée.
— Parce que selon le maire, Octave Orneval, sa femme présentait des symptômes de démence depuis quelque temps. Elle avait du mal à trouver ses mots, elle perdait sans arrêt ses clefs de voiture, ou son sac.
Pervenche replia ses jambes sous elle et enveloppa sa tasse de ses doigts fins. Elle fit un léger signe de la tête.
— Ça me rappelle quelque chose ton histoire. Tu m’en avais parlé à l’époque ?
— Un peu, confirma Odile. Mais tu venais de prendre ta retraite et tu ne voulais plus entendre parler de crime ou d’enquête. Tu suivais des cours de tricot dans la mercerie du centre, si je me souviens bien.
— Oh oui. Pervenche sourit. Je ne sais toujours pas tricoter d’ailleurs, mais j’ai débarrassé la propriétaire de la petite jeune qui se servait dans la caisse. Comme quoi on ne se refait pas… mais reprends ton affaire de disparition au début, dit-elle.
Une Célestine engourdie de sommeil émergea de derrière le rideau de sa couchette. Emmitouflée dans sa robe de chambre, elle se glissa à côté de sa grand-mère et accepta en silence la tasse de thé qu’Odile lui tendait.
— On est arrivées à Mirondel en fin de journée, le lendemain de la disparition de Félicie Orneval.
Pervenche fit la grimace.
— Pourquoi est-ce qu’ils ont attendu si longtemps pour contacter les autorités ?
— Parce que le village a d’abord organisé sa propre battue.
— Cinquante retraités à chercher un corps au coeur de l’hiver. C’est efficace comme méthode, maugréa Pervenche.
— C’était des gens qui vivaient dans la montagne depuis toujours, ils étaient plus costauds que les deux agents qui nous ont accompagnés. Ils n’arrêtaient pas de se plaindre du froid et du vent. Reporc a menacé de les balancer dans le lac s’ils ne s’y jetaient pas d’eux-mêmes, dit Odile en rigolant.
— On est allées directement chez le maire, reprit-elle. Il nous attendait sur le pas de la porte. Il était mort d’inquiétude, des valises sous les yeux, il n’avait pas fermé l’oeil de la nuit. Il nous a fait entrer et nous a servi du café. Il nous a expliqué que Félicie était partie rendre visite à une voisine la veille en début d’après-midi. Elles avaient joué au bridge puis, vers dix-sept heures, Félicie avait pris congé. Elle n’était jamais arrivée chez elle. Son mari s’était inquiété et avait alors appelé la voisine en question. Il avait ensuite donné l’alerte. Le village avait cherché Félicie jusqu’à minuit, mais apparemment, elle s’était évaporée. Ils avaient alors contacté la police.
Odile fit une pause et croqua dans un croissant.
— Tu as fouillé la maison ? demanda Célestine, en se frottant le menton d’un air songeur.
— Oui. La maison était propre, rangée avec soin. Rien ne semblait indiquer un départ précipité. Pareil pour sa chambre. Elle était simplement meublée d’un lit de deux personnes, deux tables de chevet, une commode et une armoire. Une plante à l’article de la mort sur l’appui de fenêtre. Le lit était fait, ses vêtements impeccablement pliés dans les tiroirs. Ils vivaient modestement, pour ne pas dire tristement, ajouta Odile.
— Je suppose que tu es allée interroger la voisine ? demanda Pervenche.
— Oui, Reporc n’a pas pris la peine de m’accompagner. Il est resté dans la cuisine du maire, il avait des rapports à finir.
— Il n’était pas investi dans l’enquête ?
— Non, il s’en fichait royalement.
— Hmmm…
— La voisine, Josiane si je me souviens bien, était amie avec Félicie depuis l’enfance, reprit Odile. Elle a confirmé la partie de bridge, et le fait que Félicie avait des pertes de mémoire. Elle en avait les larmes aux yeux. Elle m’a décrit Félicie comme une femme pleine de vie, amatrice de nature, qui aimait faire de longues randonnées dans la montagne. Férue de botanique, elle pouvait nommer de tête n’importe quelle plante ou fleur sauvage. Elle avait prévu d’aller étudier à l’université, mais elle était tombée enceinte à dix-huit ans et n’avait jamais plus quitté le village. J’ai dû m’extasier une heure sur sa collection de plantes vertes et les photos de ses petits-enfants pour vraiment la mettre à l’aise.
— C’est-à-dire ?
— Elle m’a confié à voix basse qu’elle avait vu une silhouette fine, vêtue d’un manteau clair semblable à celui que Félicie portait ce jour-là marcher sur la digue. Ça l’avait surprise. Une fois la nuit tombée, un brouillard épais envahissait le village et les gens restaient chez eux au chaud.
— Elle en avait fait part à la police ?
— Oui, le lendemain. Mais elle s’en voulait de ne pas avoir fait le rapprochement plus tôt. Peut-être que si elle était allée voir qui c’était, elle aurait pu sauver son amie.
Un silence pesant tomba sur la cabine.
— Donc elle s’est noyée, dit Célestine en jetant un regard nerveux par la fenêtre. Le lac nappé de brouillard émergeait peu à peu de l’obscurité.
— C’est possible, lui dit doucement sa grand-mère avant de dévisager Odile d’un air sévère. Le bridge se joue à quatre, ajouta-t-elle d’un ton sec.
— Je sais, Pervenche, je sais, l’apaisa Odile. Je suis allée interroger les autres voisines et elles ont corroboré le récit de Josiane. Elles avaient joué au bridge, bu du thé. Félicie était partie la première pour préparer le dîner. Les deux autres étaient rentrées chez elles peu après. Je leur ai parlé séparément, elles n’avaient pas l’air à l’aise, mais les gens le sont rarement en présence de la police.
— Tu crois qu’elles cachaient quelque chose ?
— Non, je ne crois pas… quoique…
Odile garda un silence pensif et Pervenche la dévisageait d’un air intrigué.
— Tu as interrogé les voisins ?
— Oui, et apparemment, Josiane n’était pas la seule à avoir vu une silhouette marcher le long du lac.
— Le lac était gelé ?
— Non, justement. On l’a parcouru sur un petit bateau à moteur le lendemain de notre arrivée. Il faisait un froid de canard, Félicie n’aurait pas survécu cinq minutes dans l’eau glaciale.
— Et elle s’entendait bien avec son mari ? demanda Pervenche.
— Selon le maire et les voisins, oui. Ils étaient mariés depuis cinquante ans. Ils avaient un fils qui travaillait à Tartanchon et qui revenait rarement rendre visite à ses parents.
— Tu l’as interrogé ?
Odile afficha un petit sourire satisfait.
— Non, j’ai résolu le mystère avant.
— Avant Reporc ? s’enquit Pervenche.
— Reporc n’a pas pris la peine de se pencher sur les faits. Mais quand il m’a demandé si on pouvait classer l’affaire comme une noyade, je lui ai dit que j’avais besoin d’un peu plus de temps et il a accepté sans me poser de questions.
— Tu crois qu’il se doutait de quelque chose ?
— Ou il s’en moquait royalement.
— Qui est-ce que tu as interrogé ensuite ?
— Son docteur.
— Il y avait un docteur pour trente maisons ?
— Non, il avait son cabinet dans une ville voisine, mais il visitait les petits villages de montagne. Il soignait les habitants de Mirondel depuis quarante ans. Il était sur le point de prendre sa retraite. Il connaissait bien Félicie. Il a confirmé qu’elle avait la maladie d’Alzheimer. Selon lui, elle avait déjà eu plusieurs épisodes de confusion et de déambulation. Elle s’était perdue dans le village quelques semaines plus tôt, et mélangeait les visages et les souvenirs. Elle était allée faire des examens à Tartanchon pour confirmer le diagnostic.
— C’est une terrible maladie, commenta Pervenche en remontant son châle sur ses épaules. Le maire aurait dû surveiller sa femme de plus près.
— Oui et non, c’est compliqué de s’occuper d’une personne malade sans porter atteinte à sa dignité ou la traiter comme une enfant. Mais c’est une condition que l’on comprend de mieux en mieux, avec une progression assez bien définie même si les tout premiers symptômes passent parfois inaperçus. À l’académie de police, j’avais suivi un séminaire destiné à aider les agents à mieux gérer les situations à risque impliquant des personnes âgées. Mon groupe avait choisi de se pencher sur les troubles cognitifs. C’est justement ce séminaire qui m’a permis de résoudre l’affaire. Mais avant de vous donner la clef de l’intrigue, à votre avis, qui a fait le coup ?
Pervenche et Célestine réfléchirent en silence.
— Le maire s’est débarrassé de sa femme parce qu’il était amoureux de la voisine, dit enfin Célestine.
— Pas mal, pas mal, Célestine, s’étonna Odile avec un pincement au cœur. Sa sœur passait-elle trop de temps à écouter des histoires criminelles?
— Est-ce qu’il y avait d’autres plantes, chez elle ? demanda Pervenche.
Odile sourit.
— Oui, pas autant que chez Josiane, mais une bonne dizaine.
— Et elles étaient en quel état, ces plantes ?
— Un peu tristes, j’avoue, dit Odile, habituée à l’esprit de déduction de sa grand-mère.
— La maladie d’Alzheimer est incurable. Je dirais que, elle jeta un regard nerveux à Célestine avant de finir sa phrase, Félicie a mis fin à ses jours.
— C’est quoi le rapport avec les plantes ? demanda cette dernière.
— Elle savait qu’elle allait… heu…
— Mourir, finit Célestine.
— Oui, voilà. Donc elle a arrêté d’arroser ses plantes. À quoi bon, puisqu’elle ne serait plus là pour s’en occuper ? expliqua Pervenche.
— Excellent ! confirma Odile. Mais non, Félicie n’a pas mis fin à ses jours et son mari ne s’est pas non plus débarrassé d’elle.
Elle prit le temps de se reverser une tasse de thé pour ménager son effet. Elle observa les volutes de vapeur s’échapper au-dessus du liquide brûlant.
— Elle est tout simplement partie, dit-elle enfin.
— Partie où ? Et pourquoi ? demanda Célestine.
— Partie le plus loin possible de Mirondel pour fuir son mari, qui, sous son apparence joviale, était un homme possessif et manipulateur.
— Comment tu le sais ? s’enquit Pervenche.
— C’est lui qui nous a hébergées, ce qui m’a permis d’observer ses habitudes. Il nous a demandé d’enlever nos chaussures en entrant — poliment, mais avec insistance. Quand je me suis lavé les mains, il a tout de suite essuyé les gouttes d’eau sur le plan de travail. Je pense qu’il souffrait de troubles obsessionnels compulsifs. Pour en avoir le cœur net, j’ai déplacé quelques bibelots, mal refermé un rideau et laissé un coussin de travers dans le canapé, juste pour tester mon hypothèse. Et à chaque fois, il a discrètement tout remis en place derrière moi.
— Mais qu’est-ce qui t’a convaincue qu’elle était partie de son plein gré ?
— Le séminaire que j’ai suivi expliquait bien le développement de la maladie d’Alzheimer. Elle suit une évolution relativement prévisible. Les premiers symptômes sont des petits oublis, des pertes de mémoire, en rapport avec des événements récents, comme ce qu’on a mangé le midi.
— Pff… dans ce cas, ça fait longtemps que j’ai des symptômes, grommela Pervenche.
— Moi je sais toujours ce que j’ai mangé le midi, commenta Célestine avec un coup d’œil au croissant qu’Odile n’avait pas fini. Cette dernière sourit et tendit son assiette à Célestine.
— Mais la désorientation, les déambulations, reprit Odile, ça arrive plus tard. Or, Félicie ne présentait des symptômes que depuis quelques mois, selon son médecin traitant.
— Où veux-tu en venir ? demanda Pervenche.
— Félicie était en parfaite santé quand elle est partie. Et d’ailleurs, elle se porte toujours très bien, en dépit de quelques rhumatismes. Mais elle est très bien soignée, dit Odile avec un sourire mutin.
Pervenche ouvrit la bouche puis la referma.
— Mais bien sûr ! dit-elle enfin. Le docteur était dans le coup !
— Exactement.
— Donc tout ça pour une histoire d’amour, à leur âge?
— L’amour n’a pas d’âge, la réprimanda Célestine. Et puis le maire était méchant, elle a bien fait de partir avec le docteur.
— Oui, dit Odile, il n’aurait jamais accepté son départ, et elle le savait.
— Tu crois qu’il était violent ?
— J’ai posé la question à Josiane. Elle a admis qu’il était maladivement jaloux. Félicie avait voulu reprendre ses études quand son fils a commencé l’école, mais il le lui avait interdit.
— Et la silhouette sur le lac ? demanda Célestine.
— Je crois que c’est une invention de Josiane, pour nous mettre sur la piste de la noyade. Les rumeurs se répandent vite dans les petites communautés fermées comme Mirondel, et elle le savait bien. Elle a confié avoir vu quelqu’un près du lac à une ou deux voisines, et quelques heures plus tard, tout le monde était convaincu d’avoir aperçu une silhouette sur l’eau.
— Comment est-ce que tu as découvert la vérité ? demanda Pervenche.
— C’est Josiane qui a craqué, et qui a confirmé que le maire était loin d’être un homme aussi bon et chaleureux qu’il en avait l’air. Il s’était disputé avec son fils quelques années plus tôt et ils ne se voyaient plus. Mais Félicie avait gardé le contact avec lui. C’est lui qui est venu la chercher ce soir-là. Il a profité du fait que les habitants du village soient occupés à battre la campagne. Elle l’attendait au bord de la nationale.
— Et le docteur, dans tout ça ?
— Il s’est joint à la battue, puis a attendu trois mois pour ne pas éveiller les soupçons. Il a ensuite pris sa retraite. Ils coulent des jours heureux dans une petite maison en bord de mer.
— Et tu as laissé Reporc conclure à une noyade accidentelle ?
— Oui, dit Odile. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit-là. J’ai tourné en rond dans la chambre d’amis. J’ai écrit un début de rapport, puis je l’ai déchiré. Je me suis demandé ce qu’aurait fait Reporc, ce que toi tu aurais fait, Pervenche. Et puis j’ai décidé de ne rien dire. Quand je suis descendue dans la cuisine, le maire dormait encore, mais Reporc était occupé à arroser les plantes. Le maire a débarqué en robe de chambre. Reporc lui a fait remarquer qu’il lui faudrait maintenant les arroser lui-même s’il voulait les garder en vie, et…
— Et quoi ? la pressa Pervenche.
— Il m’a fait un clin d’œil… enfin je crois. Parfois je me demande si j’ai rêvé.
Le trio Bartabot observa un silence pensif. L’horizon se teintait de rose et d’orange, et les angles saillants de la falaise émergeaient peu à peu de la brume. Elles regardèrent le soleil se lever sur le lac gelé. Une nuée de corbeaux traversa le ciel laiteux et se posa sur la berge. Trois coups fermement frappés à la porte interrompirent leur rêverie.
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